CHAPITRE VIII

 

 

— Je peux vous dire une seule chose, déclara le roi Tremane en se massant la tempe, un geste qui trahissait sa nervosité. Je n’ai même pas allumé une bougie avec ma magie depuis des semaines, et pourtant mon énergie va quelque part. Je me sentirais mieux si vous pouviez me dire où.

Ventnoir plissa un peu les yeux pour les protéger du soleil qui inondait la Tour du Roi. C’était désormais ainsi que tout le monde l’appelait. Par défaut, Shonar était devenue la nouvelle capitale. Une résidence plutôt délabrée pour un monarque, mais Hardorn avait connu des jours meilleurs. Placer le bien de son royaume avant le sien ne ferait pas de mal à l’image de Tremane.

Après des préparations frénétiques, le duc était devenu roi au cours d’une modeste cérémonie. On lui avait donné la couronne. Comme le pays, elle avait beaucoup souffert, mais elle semblait avoir été habilement restaurée.

Tremane l’avait gracieusement acceptée et portée pendant la cérémonie. Puis il avait fait fondre quelques-uns de ses bijoux pour qu’on lui forge une fine bande d’or, avec un minimum d’ornements, qui ressemblait beaucoup à sa couronne ducale.

Et à celle que portait Selenay, mais Ventnoir ne vit aucune raison de le mentionner. Pour être franc, la tiare conférait une certaine dignité au crâne dégarni de Tremane, au contraire de la couronne.

Cette conversation ne porte pas sur les couronnes…

Il se concentra sur Tremane.

— Je crois, dit-il, que votre énergie est absorbée par la terre, afin de vous montrer il y a des problèmes et en quoi ils consistent. Les zones les plus problématiques sont celles où des monstres ont été produits. Voilà pourquoi vous avez pu désigner leurs tanières. Vous pourriez sans doute mettre un terme à cette déperdition d’énergie.

Tremane étudia la question, puis il secoua la tête.

— C’est inutile. Elle ne m’affaiblit pas. Et, le sens de la terre me donne déjà toutes les réponses que j’aurais pu trouver grâce à la magie. Je voulais simplement savoir où allait mon énergie, au cas où ç’aurait été une attaque subtile.

Ça prouvait à quel point il avait changé : avant, il aurait supposé que c’était une attaque subtile… et cherché son ennemi.

— Les Adeptes Guérisseurs tayledras savent projeter leur énergie pour guérir la terre, dit Ventnoir. Ils peuvent également rediriger une source d’énergie vers elle, en la canalisant à travers eux. Le sens de la terre semble vous avoir donné des facultés similaires.

— Intéressant, répondit Tremane. Vous savez, il y a autre chose. J’avais cru avoir le sens de la terre pour l’ensemble d’Hardorn, mais chaque fois qu’une nouvelle délégation vient me jurer… allégeance… je sens un nouveau morceau de territoire. C’est difficile à expliquer. Ce morceau était déjà là, mais tout ce que j’en percevais, c’était une silhouette, comme s’il était dans l’ombre. Puis quelque chose semble l’éclairer…

— C’est exactement ce qui se passe, dit Ventnoir.

Quand une personne a une affinité avec un territoire – généralement une propriété ou un village – un lien magique se forme entre les deux. Par exemple, les sorts de situation et de divination fonctionnent mieux quand un mage cible sa terre natale. Lorsque ces gens s’ouvrent à vos lois, ils vous transmettent leurs liens avec leurs territoires.

« À moins que la terre que vous absorbez pendant la cérémonie du seisin ne vous lie à elle. Il est évident qu’il s’agit d’une contamination magique primitive. Mais j’ignore comment vous pouvez tirer parti de cette situation. Il faudrait poser la question à une personne qui possède le sens de la terre.

L’hésitation de Tremane avant de prononcer le mot « allégeance » n’avait pas échappé à Ventnoir. Le pauvre supportait une sacrée dose d’embarras pour le bien de son peuple. Les Hardorniens arrivaient par petites délégations afin de prêter serment à leur roi, pratiquant un rituel qu’ils appelaient seisin. Ventnoir pensait qu’il devait être aussi archaïque que celui de la connexion à la terre.

Son côté primitif gênait terriblement Tremane, civilisé à l’extrême.

Néanmoins, il était efficace. Il ne sembla pas utile à Ventnoir de souligner un point évident : chaque fois que de nouveaux sujets juraient allégeance au roi, leurs terres s’ajoutaient à celles qu’il avait déjà « prises ». Selon toute vraisemblance, la pincée de terre qu’il avait ingérée au cours du rituel de connexion était composée de « prélèvements » venus du plus grand nombre de provinces possible.

— En parlant de vos nouveaux sujets, Tremane, en voilà une autre délégation, dit Elspeth, debout à la fenêtre, fis sont armés et je vois un drapeau. (Elle mit une main en visière.) Est-ce bien… Oui, quatre séries de feuilles de fraisier. Et le tout est surmonté d’une couronne de baron. Félicitations ! Vous avez ferré un des rares gros poissons qu’il reste en Hardorn. Ventnoir se retint de rire.

Pour la première fois, depuis que je suis avec toi, ke’chara, je viens de voir un Héraut… agir comme un Héraut.

Elspeth faillit s’étrangler et Gwena ricana. Tremane soupira… de soulagement.

— Je dois descendre l’accueillir, dit-il. Ça ne vous ennuie pas de remettre notre conversation, à plus tard ?

— Non, pas du tout, répondit Elspeth. Nous vous retrouvons en bas, avec Gwena. Si nous recevons un baron, nous avons intérêt à confirmer votre appartenance à l’Alliance.

Ventnoir sourit. Ce n’était pas la première fois qu’Elspeth, Gwena et lui s’habillaient pour impressionner un nouveau vassal. Voir un « cheval » à l’intérieur en avait surpris plus d’un. Puis ils avaient remarqué l’uniforme blanc d’Elspeth et compris qu’il s’agissait d’un Compagnon.

Tremane s’esclaffa. Ventnoir avait remarqué que le nouveau roi riait plus souvent, sans doute parce qu’il n’avait pas peur de se moquer de lui-même.

— Mes serviteurs se lamentent au sujet des marques de sabots, sur les parquets. Avez-vous le même problème à Valdemar ?

— Oui, depuis toujours, répondit Elspeth. Et nous n’avons jamais réussi à le résoudre. Pourtant, nous avons tout essayé. (Elle s’écarta de la fenêtre, les bras croisés, une lueur amusée dans le regard.) Je vous parie une pièce d’argent que ce baron sera plus intéressé par Ventnoir et Vree que par Gwena et moi.

— Je tiens le pari, répondit Tremane.

Ventnoir se leva. Le roi était beaucoup plus à l’aise en leur présence depuis qu’il avait le sens de la terre. Il les traitait plus souvent comme des égaux que comme des ambassadeurs. Ventnoir croyait savoir pourquoi.

La terre « connaît » Elspeth et Gwena. Les Valdemariens l’ont toujours bien traitée et ils sont des amis d’Hardorn depuis l’époque de Vanyel. Elle me « connaît » aussi, car les Tayledras naissent et vivent pour la servir et la guérir. Parce que la terre nous connaît et nous fait confiance, Tremane est à l’aise en notre présence et se fie à nous.

Le nouveau lien de Tremane avec Hardorn l’affecterait de plusieurs manières et il n’en serait pas toujours conscient. Mais Ventnoir ne voyait rien d’inquiétant à ça. De temps en temps, le roi était un peu désorienté par une information que lui communiquait son nouveau sens. Dans l’ensemble, il s’y faisait bien. Peu à peu, quand Hardorn aurait guéri, ce serait la terre qui le soutiendrait en période de stress, plus l’inverse.

On frappa à la porte, et l’assistant de Tremane – son « sénéchal », désormais – entra.

— Messire… je veux dire, Votre Majesté… des visiteurs…

— J’ai vu, coupa Tremane. Vous savez ce qu’il faut faire. Je descends dès que possible.

« Maudite couronne, grommela-t-il alors que son sénéchal saluait, puis se rappelait qu’il était le roi et sortait à reculons, plié en deux. Où l’ai-je mise, cette fois ?

— Où vous la rangez toujours, Tremane, fit Elspeth. Dans le coffre, au pied de votre ht.

— Oui, c’est vrai, avec les robes trop lourdes pour être agréables à porter et pas assez chaudes pour faire la différence dans le Grand Hall.

Tremane jura entre ses dents.

Ventnoir se demanda comment il avait pu vouloir devenir empereur, s’il détestait tellement la panoplie qui allait avec le rang.

— Vivement la fin de l’hiver… Merci. Je vous retrouve dans le Hall, et nous en finirons vite avec cette idiotie.

— Je crois que cette fois, nos efforts seront récompensés, assura Elspeth en précédant Ventnoir dans le couloir.

— Vraiment ? demanda son compagnon alors qu’ils se dirigeaient vers leurs appartements.

— Tremane sera agréablement surpris. Je ne connais pas grand-chose aux blasons hardorniens, mais ce baron pourrait bien être le noble de plus haut rang qui ait survécu à Ancar. Il apporte avec lui une grande zone de terre. Sans parler de son escorte, qui représente une belle force armée.

— Et quel âge a ce baron ? demanda Ventnoir.

Il avait de bonnes raisons de poser cette question. À Hardorn, les nobles survivants étaient très vieux ou très jeunes. Les premiers s’en étaient sortis parce qu’ils ne représentaient pas une menace pour Ancar. Les derniers avaient été cachés par leurs parents, généralement chez des fermiers loyaux.

— Quatorze ou quinze ans, répondit Elspeth.

— Voilà pourquoi il sera plus impressionné par un Frère du Faucon que par un Héraut. Il ne sait sans doute pas encore ce qu’est un Héraut. (Il agita un doigt accusateur sous le nez d’Elspeth.) Tricheuse, tu voles l’argent de Tremane.

— Il ne devrait jamais parier contre moi. Depuis le temps, il devrait avoir compris que je joue seulement quand je suis sûre de gagner.

Elle salua les soldats postés devant leur porte et l’ouvrit elle-même. Leurs propres gardes tirèrent leurs armes, puis les rangèrent, penauds, quand ils les reconnurent.

— Est-ce une façon de traiter un roi ? demanda Ventnoir. (Il commença à monter vers leur suite.) Oublie ça. Je suppose que ça ne lui fait pas de mal.

— Je ne traite jamais Tremane de cette manière en public, lui rappela Elspeth. Ce comportement calculé lui prouve que je le considère comme mon égal. Mère me le répète sans cesse : ce n’est pas parce que j’ai renoncé à la couronne en faveur des jumeaux que je ne suis plus une princesse. Et avoir un ambassadeur de sang royal n’est pas une mauvaise chose.

— Tu as raison.

Le deuxième étage aussi était occupé par leurs gardes. Elspeth et Ventnoir saluèrent leur escorte, puis continuèrent leur ascension.

— – Tu estimes sûrement que cette délégation mérite que nous revêtions nos costumes officiels ? continua Ventnoir.

— Jusqu’à la dernière plume ! répondit Elspeth. Autrement dit, uniforme blanc pour moi, orné des médailles et des blasons. Et ne prétends pas ne pas aimer t’habiller, mon amour.

— Loin de moi cette idée ! (L’odeur de l’encens utilisé pour parfumer leur suite et éloigner les insectes les accueillit.) Contrairement à vous, les peuples prétendument « civilisés », les Tayledras savent créer des vêtements impressionnants, fonctionnels et confortables.

— Ne me fourre pas dans cette catégorie ! Les Valdemariens voient les choses de la même manière ! Ou au moins, les Hérauts, ce qui inclut la famille régnante.

— Impressionnants ? (Ventnoir souleva le couvercle de son coffre.) Je t’accorde que vos vêtements sont fonctionnels et confortables, mais les Valdemariens n’ont aucun style – surtout les Hérauts. Tes uniformes ont horrifié mes hertasis. Ils croyaient que tu mettais les sacs dans lesquels tu étais censée transporter ta garde-robe.

Ils se « disputèrent » joyeusement en se changeant. Elspeth mit l’uniforme de Héraut qu’il avait créé pour elle, et y épingla ses divers emblèmes. Ventnoir enfila le costume le plus élaboré de sa collection – d’une sobriété surprenante à côté de ceux de Flammechant –, dans les tons de rouge, d’or et de brun. Par-dessus, il mit une tunique en cuir avec une épaule rembourrée où Vree vint se poser plus doucement qu’il ne l’aurait fait sur un perchoir. Porter Vree sur l’épaule plutôt que sur l’avant-bras avait deux avantages. Primo, aucun fauconnier ne laissait jamais son oiseau se percher là, car ç’aurait été l’inviter à lui entailler le visage ou à lui arracher un œil. Ce comportement signalait un Frère du Faucon, car seuls les oiseaux-liges étaient assez intelligents pour être portés ainsi, sans capuchon ni aucun moyen de « contrôle ». Secundo, si son costume ne distinguait pas Ventnoir des autres, Vree, plus gros que n’importe quel faucon, le ferait.

Étant habituée à se changer rapidement, Elspeth attendit qu’il ait fini en feignant de s’ennuyer.

— Amène ta tête ici, fit-elle, montrant les ornements composés de perles et de plumes qu’elle tenait.

Elle portait déjà la rémige emperlée dont il lui avait fait cadeau – une contribution de Vree.

— Et le reste de ma personne aussi ? demanda-t-il. Elspeth répondit d’un soupir exaspéré et le força à s’asseoir devant elle. Vree écarta les ailes pour ne pas perdre l’équilibre.

La jeune femme natta les cordelettes ornées de plumes dans les cheveux de son compagnon, aussi adroitement que si elle était née dans un ekele et pas dans un palais.

— Voilà, dit-elle, se penchant pour embrasser Ventnoir sur le front, puis lui flanquant une petite tape sur la tête. Maintenant, tu es présentable.

— Oui. Et toi aussi.

Il se leva et gagna la porte, la précédant. Tout ça leur avait pris une infime fraction du temps qu’il faudrait à Tremane pour se préparer – mais ils n’avaient pas eu à revêtir une armure de cérémonie.

Leur escorte était désormais tellement rompue à ce genre d’exercice qu’Elspeth n’avait pas eu besoin d’envoyer un de leurs hommes préparer Gwena. Le Compagnon les attendait près de la porte du Grand Hall, où ils prendraient place avant que le roi et la délégation n’arrivent. Les serviteurs de Tremane, habitués à voir un « cheval » se balader dans les couloirs, n’essayaient plus de l’attraper. Tous les dignitaires qui avaient pu enfiler leurs tenues d’apparat étaient présents.

Un jour, la plupart des notables étant absents, Ventnoir se souvint qu’on avait habillé le cuisinier d’un uniforme impérial avant de le forcer à assister à une de ces cérémonies. Quelle importance, puisque les gens qui voulaient prêter serment à Tremane ne reviendraient jamais à Shonar ? Le principal était de leur donner l’impression que le plus petit vassal était reçu avec les mêmes honneurs que les grands seigneurs.

Cette fois, tous les officiels étaient présents et il y avait aussi le maire de Shonar, Sandar Giles. En route pour rencontrer un des subordonnés de Tremane quand il avait vu la procession approcher du manoir, il avait aussitôt envoyé un messager – maintenant hors d’haleine – chercher sa tenue officielle, et il attendait avec les autres, tandis que les serviteurs préparaient le Grand Hall.

— Un mage est à l’intérieur et chauffe la salle pour nous, dit-il à l’assistant de Tremane, qui semblait très mal à l’aise dans son tabard brodé.

On eût dit – et c’était sans doute le cas – un costume retrouvé dans un grenier et recyclé en « tenue officielle du Sénéchal de sa Majesté ». Il en allait ainsi pour beaucoup d’uniformes royaux. Même celui de Sandar Giles, un peu mangé par les mites près du col en fourrure d’écureuil, datait de l’époque où son grand-père était maire.

Pas étonnant que Tremane ait du mal à prendre tout ça au sérieux. La « cour » n’a même pas l’éclat de sa maison ducale. Elspeth et moi sommes les deux seuls dignitaires qui ne portent pas des vêtements rapiécés et usés jusqu’à la trame.

Mais aucune des délégations venues au manoir n’avait meilleure allure – en vérité, la plupart étaient dans un bien pire état. Selon les critères hardorniens actuels, la cour de Tremane semblait remarquablement prospère.

Avant que tout ça ne soit fini, nous nous souviendrons peut-être avec nostalgie de ces instants où tout était parfait.

Une pensée sinistre, mais Ventnoir et Elspeth en parlaient souvent. Si les tempêtes magiques n’étaient pas endiguées…

Inutile de réfléchir à ça pour le moment. Sous la direction de Tremane, le peuple se préparait au pire, et, contrairement aux Valdemariens, les Hardorniens pouvaient l’imaginer. Quand la cérémonie serait terminée, juste avant que la délégation ne reparte, Tremane lui donnerait ses directives pour survivre à l’Ultime Tempête. Bien sûr, ce seraient des suppositions, mais ça n’avait pas d’importance. Ces gens seraient convaincus qu’il avait la situation en main.

La porte s’ouvrit, et un homme mince et maladroit, aux rares cheveux couleur de paille, les regarda à travers ses épais lorgnons.

— Il fait bien chaud à l’intérieur, et ça devrait durer jusqu’à la fin de la cérémonie, annonça le mage, les invitant à entrer comme s’ils étaient un troupeau d’oies. Allez ! Plus vite vous commencerez, plus vous aurez de chance de finir avant que le sort ne cesse d’agir.

Personne n’eut besoin d’une seconde invitation, car le couloir était glacial. Elspeth et Gwena attendirent que tous les autres soient entrés, et Ventnoir resta avec elles. Gwena faisait attention chaque fois qu’elle mettait une patte dans le manoir. Malgré les plaintes des serviteurs, elle ne laissait pratiquement jamais de marques sur les parquets. Certains guerriers hardorniens, avec leurs éperons ou leurs souliers ferrés, faisaient plus de dégâts.

Gwena portait la version « sans cavalier » de la tenue de parade des Compagnons. Sur le dos, elle n’avait pas de selle, mais une couverture bleue et argentée assortie aux brides ornées de clochettes en argent. Si le temps n’avait pas pressé à ce point, on lui aurait également tressé la crinière et la queue avec des rubans bleus et argentés.

— Tu es ravissante, comme toujours, dit Ventnoir. Merci, répondit-elle, secouant la tête pour faire tinter les clochettes. J’ai peur que nous ne présentions beaucoup mieux que la cour de Tremane, mais qu’y pouvons-nous ?

— Au moins, notre présence confirme le soutien de l’Alliance…

Il y eut quelques bousculades quand les dignitaires prirent place. Puis le jeune sénéchal hocha la tête, et les portes principales s’ouvrirent sur la dernière délégation.

À sa tête, avançait un adolescent – plus un petit garçon, mais encore trop jeune pour se raser – d’environ quatorze ans. Sous son manteau et son tabard écarlates, il avait revêtu une armure fatiguée et son regard était bien trop vieux pour son visage juvénile. La couronne ternie qui lui ceignait le front ne diminuait en rien la dignité douloureuse de son maintien, et son corps musclé prouvait qu’il avait souvent combattu. Derrière lui venaient d’autres guerriers, par deux, des plus âgés aux plus jeunes – à peine plus vieux que leur baron. Le duo qui le suivait portait un petit coffre en bois.

Ventnoir réprima un sourire quand les yeux de l’adolescent se posèrent sur sa compagne et lui, s’écarquillèrent et passèrent de l’un à l’autre pour se river finalement sur lui.

J’ai gagné, dit Elspeth.

La délégation s’arrêta devant l’estrade. Plusieurs artisans de Shonar travaillaient à fabriquer un trône pour Tremane – celui d’Hardorn avait disparu – mais il ne serait pas terminé avant une semaine ou deux. Pour le moment, le roi s’asseyait sur un trône de théâtre, trouvé parmi d’autres accessoires et modifié par les mêmes artisans. Ils avaient décapé la peinture dorée – qui faisait de l’effet à distance, mais pas de près – et retiré tous les « joyaux » en verre coloré. Les loups sculptés dans le dossier avaient été transformés en chiens, symboles de la fidélité à Hardorn. Les pattes des animaux et les accoudoirs étaient à l’origine en forme d’épée. Les artisans en avaient fait des branches d’arbre. Enfin, ils avaient ciré le bois jusqu’à ce qu’il brille. Les coussins miteux avaient été remplacés par des nouveaux, coupés dans des tentures en velours brun dénichées au manoir.

Tout cela ayant un peu trop rogné le bois, les artisans avaient recommandé à Tremane de s’asseoir doucement. Tout le monde respirerait mieux quand le nouveau trône serait terminé. Si le siège du roi s’effondrait au milieu d’une cérémonie, ça la ficherait rudement mal !

Plein d’humour, Tremane avait déclaré que transformer un faux trône impérial en un fragile trône hardornien était approprié.

Il fit attendre un peu la délégation pour que le baron et son escorte aient le temps de bien observer sa cour et les bannières de ses vassaux. La plupart avaient apporté celle de la Maison noble de leur région, même si elle n’avait plus d’héritier. Le roi avait rapidement réglé le problème : les délégués venus lui prêter serment repartaient anoblis.

Hélas, de nombreux domaines étaient laissés à l’abandon. Mais Tremane avait tout prévu. L’été revenu, il anoblirait les officiers impériaux décidés à prendre leur retraite et leur donnerait des terres. Ils pourraient emmener avec eux des soldats reconvertis mariés à des Hardorniennes. Ces couples s’occuperaient des fermes. Ainsi, les nouveaux nobles auraient une armée et des travailleurs, et les jeunes gens prendraient un bon départ dans la vie. Cette annonce avait stimulé les mariages. Au début, certains pères hésitaient à accorder la main de leurs filles à des hommes de l’Empire. Aujourd’hui, ils en étaient ravis, grâce à la sagesse de leur nouveau roi.

Ventnoir se retint de sourire. Le regard du jeune baron n’arrêtait pas de revenir se poser sur lui, comme s’il n’avait jamais rien vu de plus exotique. Le Tayledras savait que des rumeurs sur sa présence et ses pouvoirs s’étaient répandues dans le pays, devenant plus fantastiques au fil du temps, il se demanda ce que l’adolescent avait pu entendre dire, pour le regarder avec des yeux comme des soucoupes.

Derrière l’estrade, une porte s’ouvrit et le majordome de Tremane entra.

L’homme frappa trois fois le sol avec son bâton.

— Sa majesté le roi Tremane d’Hardorn ! annonça-t-il d’une voix claire et sonore, qui lui avait valu d’être choisi pour cet office. Et les conseillers en chef de Sa Majesté.

Tremane et ses quatre principaux conseillers entrèrent. Les « conseillers » étaient également des membres de sa garde personnelle. Leurs armes bien dissimulées, rien dans leur apparence ne le laissait deviner. Tremane portait son armure de cérémonie, la couronne hardornienne et un tabard orné de ses propres armoiries réquisitionné auprès de son ancien écuyer. Il était drapé dans un manteau en soie, bordé du matériau qui avait servi à confectionner les coussins de son trône. Le vêtement aussi était un accessoire de théâtre. Ridiculement long, il fallait deux jeunes garçons pour porter la traîne.

Nommés Tobe et Racky, ils avaient appartenu au groupe de cinq enfants sauvés par Tremane et ses hommes au cours du premier blizzard, et ils prenaient leur rôle très au sérieux. Fières que leurs fils servent le nouveau roi, leurs mères leur avaient taillé une livrée de page dans des uniformes d’officiers impériaux.

Tremane s’assit avec une précaution qui passa pour de la dignité. Les pages arrangèrent le manteau royal à ses pieds, comme une queue de paon, puis se retirèrent derrière le trône.

Le jeune baron se raidit quand le roi lui fit signe de la tête.

— Baron Peregryn, je crois savoir que vous venez d’Adair. Soyez le bienvenu à cette cour.

Ventnoir observa l’adolescent et son escorte, pour voir s’ils avaient remarqué le manque relatif de pompe du discours de Tremane. Après réflexion, il avait décidé de ne pas employer le pluriel royal, dont Ancar avait trop souvent abusé.

Ventnoir vit les hommes les plus âgés échanger des hochements de tête et il crut comprendre qu’ils étaient satisfaits.

Le jeune baron fit deux pas vers le trône et mit un genou à terre, aussitôt imité par ses hommes.

— Je suis venu vous jurer allégeance, roi Tremane, dit-il d’une voix de ténor qui tremblait à peine. En conséquence, je vous apporte le seisin de mes terres et de celles des hommes qui m’ont prêté serment.

Le jeune Peregryn tendit la main derrière lui. Un homme y posa le coffret en bois. Ventnoir observa et analysa leurs gestes, essayant de deviner quelle relation existait entre le baron et ses hommes.

C’est leur chef incontesté, malgré sa jeunesse, et il est clair que les guerriers les plus âgés et lui ont travaillé et combattu côte à côte. Ils lui font confiance – et c’est réciproque. Il est jeune, enthousiaste et charismatique. Eux ont l’expérience. Ils ont préparé tout ça ensemble. Ce jeune homme deviendra sans doute le héros de beaucoup de récits et de chansons.

Le baron ouvrit le coffret et le présenta à Tremane, qui y prit deux poignées de terre.

— Ainsi moi, Tremane, roi d’Hardorn, je prends Seisin des terres de Peregryn, baron d’Adair, et de ceux qui lui ont prêté serment, proclama-t-il.

Il laissa retomber la terre et tendit la main droite à Tobe, le plus vieux de ses pages. Le garçon y posa une petite dague. Tremane s’entailla la paume sans tressaillir et fit couler son sang sur la terre du coffret.

— Ainsi moi, Tremane, roi d’Hardorn par reconnaissance de la terre d’Hardorn, j’offre mon corps aux terres de Peregryn, baron d’Adair, et à celles des hommes qui lui ont prêté serment.

L’autre page, Racky, lui apporta un linge propre, qu’il noua autour de sa paume. Pendant ce temps, Tobe prit le coffret à Peregryn, mêla le sang à la terre avec une pelle miniature, puis transvasa une partie du mélange dans une petite boîte. Le page rendit ensuite le coffret à Peregryn, qui le reçut comme s’il s’agissait d’une relique, Tobe remit ensuite la petite boîte au sénéchal, chargé de l’emporter à la cave pour ajouter son contenu à l’urne de terre qui y était entreposée.

Ce rituel donna le temps au roi de se remettre du choc d’avoir reçu et de sentir une nouvelle parcelle de terre. Lorsque Tremane rejoindrait ses quartiers, la coupure serait déjà guérie…

Mais pour l’heure, il était temps pour lui de confirmer à Peregryn son droit de régner en lui révélant ce qui n’allait pas sur ses terres.

Je parie que les problèmes sont nombreux. L’Adair est dans le nord et a dû souffrir des perturbations de la frontière d’Iftel avant que Flammechant et les autres n’érigent la contre-tempête.

Le regard de Tremane se fit lointain, connue chaque fois qu’il sentait quelque chose d’anormal.

— Il y a sur vos terres, baron, une petite vallée traversée par une rivière. Elle est bordée par un lac, une colline en forme de chat couché et une forêt de pins…

Peregryn et ses hommes écarquillèrent les yeux.

— Sous cette colline se trouve une grotte où stagne une réserve de magie. Une bête modifiée y habite. Vous ne pouvez pas l’abattre directement – ça vous coûterait trop de vies. Pour la tuer, il vous faudra nourrir une vache de fleurs de datura pendant trois jours et la lui envoyer. Elle s’en gorgera et s’endormira. Alors, vous pourrez faire écrouler la grotte sur sa tête ou la murer dedans.

Tremane continua, désignant les endroits où il y avait des problèmes et donnant les solutions pour les résoudre. Peregryn ne pourrait rien faire jusqu’au printemps, mais ses hommes et lui savaient maintenant où étaient les menaces et comment s’en débarrasser. Tandis que Tremane parlait, ils murmuraient entre eux, l’air sonné, mais pas dubitatif. Car plusieurs déclarations du roi correspondaient à des situations qu’ils connaissaient et dont Tremane n’avait pas pu entendre parler par des moyens ordinaires. Finalement, le roi se tut, cligna des paupières, puis secoua la tête. Ses yeux s’éclaircirent.

— Vous ai-je un peu aidé ? demanda-t-il.

Il se rappelait tout ce qu’il avait dit. Ce n’était pas une vraie transe, mais une intense concentration. Derrière lui, plusieurs clercs avaient pris des notes, dont ils feraient une copie pour Peregryn. Si le baron ne parvenait pas à régler tous les problèmes, il en resterait une trace, et les hommes de Tremane s’en chargeraient.

— Vous avez fait bien plus que m’aider, Majesté, répondit le jeune baron d’une voix tremblante.

Il aurait sûrement ajouté quelque chose, si l’un de ses hommes n’avait pas bondi sur ses pieds et crié, en brandissant son épée :

— Longue vie au roi Tremane ! (Sa voix vibrait de ferveur et d’excitation.) Les dieux bénissent le roi Tremane !

Tous les autres l’imitèrent, y compris le baron Peregryn. Tremane resta assis – essentiellement parce qu’il ne pouvait pas se lever – et, baissant la tête, accepta gracieusement leur hommage. Certains des hommes les plus âgés se jetèrent à ses pieds et lui embrassèrent la main en pleurant à chaudes larmes.

Un moment d’émotion intense auquel le roi ne resta pas insensible. Il prit un soin particulier à serrer la main de ses sujets et à les écouter. Ventnoir comprit que Tremane connaissait ce type de vieux guerriers et savait combien il était difficile de leur arracher ce genre de démonstration.

Ils avaient survécu aux purges et pensé mourir avant de revoir la paix et la prospérité en Hardorn.

Ventnoir comprenait pourquoi ils pleuraient.

Tremane aussi…

— Je leur ai rendu leurs rêves et leurs espoirs, avait-il dit, lui-même un peu surpris, quand c’était arrivé pour la première fois. Ils voient désormais un avenir où leurs petits-enfants pourront grandir et vivre sans craindre d’être tués par la folie d’un roi.

Il avait raison. C’était exactement ce que voyaient ces hommes : un futur paisible.

Il fallut un certain temps au jeune baron et à ses soldats pour se calmer, et un peu plus encore pour terminer la cérémonie. Quand Tremane s’excusa de devoir les loger dans une caserne, ils s’empressèrent de la rassurer, affirmant qu’ils auraient campé dans la neige, si nécessaire. Le roi demanda à son intendant – qui portait maintenant le titre de Conseiller à l’Approvisionnement – de donner à ses nouveaux vassaux les « cadeaux d’usage ». Ils protestèrent pour la forme. Ces cadeaux étaient des surplus militaires qui, s’ils inondaient les marchés de la ville, risquaient de faire s’écrouler les prix. Il s’agissait de vêtements, d’outils et d’armes. Certains Impériaux avaient émis des objections, arguant qu’il armait leurs anciens ennemis. Mais Tremane pensait, et Ventnoir était d’accord, qu’en leur donnant tout cela, il leur prouvait sa confiance.

De plus, ses nouveaux vassaux avaient besoin d’armes pour remplacer celles que leur avaient coûté leur lutte contre les forces de l’Empire. Sinon comment se débarrasseraient-ils des monstres ? Ce n’était pas seulement un geste altruiste. Tremane préférait leur fournir des moyens de régler eux-mêmes leurs problèmes au lieu de demander à ses hommes de s’en charger. Les autochtones connaissaient bien mieux le terrain.

A la fin de la cérémonie, Peregryn et ses soldats étaient transportés de joie. À tel point que pas un seul ne s’avisa que Tremane avait pâli et serrait les accoudoirs de son trône, le front couvert de sueur.

Il ne se lève pas parce qu’il en est incapable, dit Elspeth, alarmée. Il n’est pas seulement désorienté, cette fois. On dirait qu’il a pris un coup.

Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Ventnoir, espérant qu’elle connaissait la réponse.

Je l’ignore et Gwena aussi. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il est quasiment dans le même état que lors du rituel de connexion. Ça a quelque chose à voir avec son sens de la terre et avec cette nouvelle région.

Ni l’un ni l’autre n’osèrent aller aider le roi en présence du baron et de ses hommes. Tremane tentait de leur dissimuler sa faiblesse et ils devaient respecter sa volonté. Ventnoir tendit la main pour prendre celle d’Elspeth. Ils restèrent ainsi pendant les dernières politesses d’usage.

Finalement, Peregryn et son escorte sortirent pour gagner leur cantonnement. Au matin, Tremane les verrait de nouveau et leur donnerait les instructions relatives à ce que tout le monde appelait désormais l’Ultime Tempête. Quand leur départ aurait été organisé, ils rentreraient chez eux avec une petite caravane chargée de matériel et de vivres.

La porte à peine refermée sur eux, Tremane s’affaissa, la tête sur les genoux. Ses assistants accoururent, mais il les renvoya.

— Tout va bien, dit-il.

Ventnoir relâcha enfin sa respiration, soulagé, car il avait une voix normale.

— Ce n’est pas physique, alors inutile de s’inquiéter. Mais une chose inattendue s’est produite. Laissez-moi souffler ici quelques instants. (Il leva les yeux vers Ventnoir et eut un pâle sourire.) Pour être franc, j’ai l’impression qu’on m’a jeté d’une falaise et que je me suis arrêté à un doigt du sol.

Elspeth s’agenouilla près de lui, imitée par son compagnon.

— C’est cette nouvelle baronnie, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Il y a quelque chose, là-bas ? Les tempêtes y ont-elles recommencé ?

Comme si ses questions l’avaient aidé à se reprendre, Tremane répondit :

— Oui. Non. Oui, c’est Adair, et non, ce ne sont pas les tempêtes. J’ignore de quoi… Non, attendez ! C’est la frontière nord. Adair y est située et il s’y est passé quelque chose. Un événement important. Qui change tout.

— En quoi ? demanda un des conseillers. Mais Tremane secoua la tête.

— Je l’ignore, répéta-t-il. Je sais seulement… que c’est une chose entièrement nouvelle.

— Qu’y a-t-il, au nord d’Adair ? demanda quelqu’un en regardant Elspeth.

Elle connaissait la réponse… et avait pâli autant que Tremane.

— Iftel, souffla-t-elle, sa main serrant celle de Ventnoir. Iftel. Le seul royaume de cette partie du monde dont personne ne sait rien.

— Alors, c’est le message ? demanda Tremane. Il n’y a rien de plus ?

Ayant récupéré, il avait pu reprendre sa conversation avec Elspeth et Ventnoir. Mais ils avaient très vite oublié le sujet d’origine, car un message était arrivé, transmis par les tours. Il confirmait qu’il s’était bien passé quelque chose à la frontière nord, mais sans beaucoup plus de précision.

— Oui, messi… pardon, Majesté. Il dit seulement que la frontière d’Iftel s’est ouverte, et qu’une délégation de créatures amicales est en chemin pour vous rencontrer. Je crains que les signaux ne soient pas très précis.

— Mais il dit bien que cette délégation est amicale ? Vous êtes sûr d’avoir compris cela ?

La voix de Tremane vibrait d’inquiétude, et Ventnoir ne pouvait pas l’en blâmer.

— Oui, Majesté, ça au moins c’est très clair. Le vieil homme qui a pris le message a dit que le mot utilisé était très rare mais qu’il n’a qu’une seule signification. Et c’est « amical ».

— Les dieux soient loués, murmura Tremane. Eh bien, maintenant, je sais ce que ça fait quand la frontière d’Iftel s’ouvre. Une information utile. Mais j’ignore comment cette délégation peut avancer avec toute cette neige.

— Peregryn et ses hommes l’ont fait, rappela Ventnoir. Alors pourquoi pas ces gens ? Mais ça leur prendra des semaines s’ils sont à pied, et au moins dix jours à cheval…

— D’ici là, j’aurai un trône digne de ce nom, sans avoir à m’inquiéter de tomber sur mon royal séant, soupira Tremane. (Il sourit.) Écoutez-moi me plaindre ! On dirait que je n’ai pas d’autre problème !

— Une délégation d’Iftel…, fit Elspeth, pensive. Ces gens n’ont toujours toléré qu’un seul ambassadeur valdemarien à la fois, et il devait appartenir à la Guilde des Marchands – surtout pas à celle des Mercenaires. Quant aux Hérauts, ils n’ont jamais pu franchir la frontière. (Elle secoua la tête.) À leur retour, les ambassadeurs n’avaient rien à dire, sinon que le peuple d’Iftel « aimait la paix » et n’était pas intéressé par des échanges commerciaux.

— Ces gens sont entièrement coupés du monde, commenta Ventnoir, conscient de s’engager sur un terrain glissant, car son propre peuple n’était pas connu pour son ouverture aux autres.

— Ils ont peut-être de bonnes raisons, dit Tremane. Quand les premiers Valdemariens les ont-ils rencontrés ?

— Pas mal de temps après la Fondation, répondit Elspeth. Leur Barrière était déjà en place, si on en croit les Chroniques. Le premier qui fut autorisé à la passer était un marchand. Depuis, quasiment tous ceux qui sont allés de l’autre côté l’étaient aussi. (Elle sourit avec une certaine condescendance.) Ils vivent coupés du reste du monde, mais comme tout le monde, ils aiment acheter des choses.

Ventnoir dissimula un sourire derrière sa main. En disant « tout le monde », elle pensait à elle. Elspeth n’avait pas résisté à la tentation de s’offrir certains articles que les Impériaux avaient ramenés de l’entrepôt.

— Ils pourraient avoir rencontré quelqu’un ou quelque chose d’extrêmement dangereux avant d’avoir des contacts avec votre pays, dit Tremane.

Il essayait sûrement d’imaginer ce qui avait pu pousser un royaume à ériger une barrière magique contre tous les étrangers. C’était d’autant plus étonnant que cette protection avait résisté au temps et aux pouvoirs d’Ancar, de Fléaufaucon et de l’Empire.

— C’est probable, reconnut Ventnoir. À cette époque, il y avait des choses terribles. Une Vallée tayledras était située à l’extrême nord, et nos Chroniques rapportent qu’elle a dû affronter et vaincre un mage noir du genre de Fléaufaucon, le serviteur d’Ancar, mais avec plus de fidèles.

Il n’ajouta pas que ce mage noir était probablement une des incarnations précédentes de Fléaufaucon. Tremane n’avait jamais entendu parler de celui-ci et c’était aussi bien ainsi. La seule personne encore concernée par le mage et ses prédécesseurs était An’desha. Et uniquement parce qu’il gardait tous leurs souvenirs.

Fléaufaucon est mort, et le passé aussi… Pour de bon, cette fois. Il était temps ! Nous avons des problèmes plus urgents à résoudre.

Le regard que lui jeta Elspeth le lui confirma. La situation était assez grave pour qu’Iftel leur ait envoyé des représentants. Ce n’était pas le moment de s’appesantir sur le passé.

— J’ignore ce que ces émissaires d’Iftel ont à vous offrir, continua Ventnoir. S’ils ont quelque chose à proposer…

— Peut-être accepteront-ils de nous faire profiter du secret de leur Barrière ? Jusque-là, elle les a protégés des pires effets des tempêtes.

— A condition qu’ils arrivent avant l’Ultime tempête, rappela Gordun, le chef des mages de Tremane. La route est longue depuis la frontière.

— Oui, concéda le roi, mais un instant, l’idée m’a plu. Ce qui nous amène à la décision suivante : qu’allons-nous dire à notre baron au sujet de l’Ultime Tempête ?

— Cachez-vous et finissez vite votre partie de cartes ? avança un plaisantin.

Sa remarque fut saluée par des rires tendus.

Ils reprirent aussitôt leur sérieux pour parler de l’avenir immédiat. Finalement, ils convinrent de ce qu’il fallait raconter au baron pour l’inviter à la prudence sans l’affoler. La panique était un luxe que Peregryn et les siens ne pouvaient pas se permettre.

Au cours des deux jours suivant, le baron reçut du matériel et des vivres et fut prié d’emmener avec lui quelques soldats impatients de s’installer dans le nord.

Quand Tremane eut fini de leur donner ses instructions au sujet de l’Ultime Tempête, ces braves se montrèrent philosophes. Ils ne pouvaient rien faire pour l’empêcher, il leur restait donc à espérer que les effets physiques se limiteraient à des zones non peuplées. Durant les premières tempêtes, pris entre les vagues originelles et celles que la frontière d’Iftel avait renvoyées, ils avaient déjà beaucoup souffert.

— Six ou sept personnes ont été coincées dans ce que nous appelons des cercles de transformation, dit Peregryn. Les plus chanceuses sont mortes.

— Les plus malchanceuses ont survécu, ajouta un de ses conseillers. Mais pas très longtemps, quand elles commettaient l’erreur de venir chercher de l’aide. Ce n’était pas toujours leur apparence qui se modifiait le plus atrocement…

Tremane échangea un regard avec Ventnoir. Ses hommes et lui avaient pensé à cette possibilité au moment où l’Alliance s’en inquiétait. À Valdemar, on avait cherché à prévoir l’emplacement des cercles, afin d’en tenir éloignés les hommes et les bêtes. À Shonar, les Impériaux et les autochtones s’étaient penchés sur la manière de se débarrasser des humains transformés en monstres.

Jusqu’à présent, tout ça était resté virtuel. Maintenant, ils savaient qu’il y avait des humains transformés dans le nord, et il était temps de mettre leurs plans à exécution au cas où l’un d’eux se déplacerait vers le sud. Tremane griffonna quelques mots sur un parchemin, qu’il confia à un page, lui demandant de l’apporter à ses clercs. Les ordres avaient déjà été rédigés. Il suffirait de les ajouter au bulletin quotidien destiné aux troupes.

Des humains ont été pris dans les tempêtes et transformés. Si un monstre semble intelligent et n’est pas agressif, soyez prudents… Mais essayez de ne pas l’abattre avant de connaître ses intentions.

Le sujet avait été longuement discuté. Une minorité refusait de laisser une chance à un monstre d’attaquer le premier. Une autre voulait essayer de communiquer avec tous les monstres qui feraient mine d’hésiter avant de charger. Finalement, Tremane avait usé de ses prérogatives royales et formulé un ordre qui ne satisfaisait personne, pas même lui.

Ventnoir avait noté que le roi gardait un comportement assez impérial pour faire fi des insatisfaits – y compris quand il était du nombre –, aussi longtemps que son décret avait le résultat voulu.

Personne n’aurait pu imaginer qu’il servirait si vite. Deux jours après le départ du baron et de son escorte, tandis que se déroulait une autre cérémonie de seisin – au bénéfice d’un vieil écuyer qui n’avait pas pu se déplacer jusqu’à présent du fait de la rigueur de l’hiver –, ils apprirent pourquoi le message disait que des créatures avaient franchi la frontière d’Iftel.

Tremane venait d’ajouter son sang à la terre apportée par l’écuyer Mariwell quand une clameur monta des murailles. Ventnoir sursauta et releva automatiquement la tête, même s’il ne pouvait pas voir à travers les murs et le plafond. Faisant preuve d’une grande présence d’esprit, Racky prit le coffret, mélangea son contenu, le divisa, en préleva une partie pour la mettre dans une boîte et le rendit au vieil homme. Avant que Tremane n’ait pu demander qu’on aille s’enquérir de la cause de ce vacarme, un garde blafard fit irruption dans le Grand Hall.

— Des monstres au-dessus du château ! cria-t-il. Oh, par tous les dieux ! Des monstres immenses, avec des ailes ! Ils sont si nombreux qu’ils obscurcissent le ciel ! Oh, dieux, aidez-nous…

Elspeth mit une main en visière pour regarder les formes noires qui tournaient au-dessus de la cour. Il était encore trop tôt pour dire à quoi ces « monstres » ressemblaient, mais leur façon de voler lui était étrangement familière…

Ils me rappellent Treyvan et Hydona, mais ils ne battent pas des ailes de la même manière. Des griffons ? Voilà des siècles que les voyageurs rapportent qu’il y en aurait dans le nord…

— Rappelez-vous les ordres, soldats ! dit Tremane aux sentinelles. Ne tirez pas à moins d’avoir été provoqués !

Prions pour qu’ils ne prennent pas ces manœuvres aériennes pour une attaque.

— Ils sont vingt et un, dit Ventnoir, les yeux levés vers le ciel.

Il se mordilla la lèvre, pensif. Puis il plissa le front, et Elspeth comprit qu’il avait pris une décision. Il tendit sa main gantée à Vree, qui s’y transféra, son regard intense indiquant qu’il recevait des instructions silencieuses de son maître.

Une seconde plus tard, Ventnoir lui donna une impulsion et Vree prit son envol.

— Je serai fixé dans un instant…, dit Ventnoir, les yeux mi-clos.

Puis il éclata d’un rire qui résonna dans la cour silencieuse et fit sursauter tout le monde. Tremane et ses gardes du corps le regardèrent comme s’il avait perdu l’esprit. Il écarta ses longs cheveux blancs de son front et désigna les « monstres », et enfin Vree, qui redescendait en prenant tout son temps.

— Dites à vos hommes de baisser leurs armes, roi Tremane, déclara Ventnoir en tendant son poing ganté pour que le faucon vienne s’y poser. Voilà la délégation d’Iftel. Et si ces griffons voient aussi bien que mes amis Treyvan et Hydona, ils n’atterriront pas tant qu’ils risqueront d’être transformés en pelotes d’épingles.

Ce sont donc bien des griffons ? demanda Elspeth. D’autres « compagnies perdues » à l’époque des Guerres Magiques ?

Possible… Même en tenant compte de la distorsion de la vision de Vree, on dirait que ces griffons sont différents de ceux que nous connaissons. (Ventnoir continua de regarder en l’air tandis que les gardes posaient leurs armes à contrecœur.) Ou alors, un Adepte a su reproduire les griffons que nous connaissons, ce que je ne crois pas possible.

Possible ou non, il avait raison sur l’acuité visuelle des griffons. Dès que le dernier arc se fut baissé, les points virevoltants commencèrent à descendre à une vitesse très supérieure à celle de Vree.

Elspeth se rappela les paroles du fauconnier de sa mère :

— Si vous voulez savoir quel est l’oiseau le plus rapide du monde, demandez au fauconnier qui vient de se faire enlever son faucon pèlerin par un aigle.

Ces griffons descendaient à une vitesse ahurissante…

et avec style. Ils piquèrent, puis enchaînèrent sur une spirale serrée qui les amena à l’aplomb de la cour, où ils se posèrent l’un après l’autre. Quand le premier les eut copieusement arrosés de poussière et de cailloux, les curieux qui n’avaient aucune idée de la quantité d’air brassée par de telles ailes se mirent à l’abri. Elspeth fut tentée d’applaudir, car les énormes créatures avaient atterri sur les pavés avec une légèreté comparable à celle de Vree.

Posant d’abord une patte de derrière, puis les autres, les griffons se figèrent telles des statues.

Bientôt, vingt « créatures » furent en formation derrière leur chef.

Comme Ventnoir l’avait dit, ces griffons ne ressemblaient pas à ceux de k’ieshya. Le bec, le cou et la poitrine larges, ils évoquaient davantage des aigles que des faucons. Les griffons de k’ieshya étaient tous différents les uns des autres. Ceux-là étaient tous bran foncé avec quelques motifs plus clairs. Aucun n’arborait le masque facial des griffons falconiformes, ni le bec et les serres jaunes. L’effet était impressionnant, quand on n’avait jamais vu deux griffons semblables. On eût dit que quelqu’un s’était amusé à rassembler un vol de griffons parfaitement identiques.

Ils paraissaient aussi intelligents que Treyvan et Hydona et leurs yeux jaunes suivaient tous les gestes des humains. Au début, avec leurs gros becs, Elspeth trouva leurs têtes disproportionnées. Puis elle s’y fit.

Chacun portait un harnais et un sac semblables à ceux des griffons kaled’a’in – en cuir rougeâtre avec des attaches en laiton. Le chef arborait également un pectoral, qui devait avoir fait partie d’une armure dans un lointain passé. Aujourd’hui, il était orné de trois épées, pointes vers le haut, un soleil héraldique brillant au-dessus de celle du milieu.

Elspeth regarda Ventnoir, qui secoua la tête. Il ignorait ce que signifiait ce symbole.

Les griffons attendaient, immobiles, qu’un des humains se décide à avancer. Mais les Impériaux et les Hardorniens semblaient pétrifiés.

Se souvenant de sa première rencontre avec des griffons, Elspeth ne pouvait pas les en blâmer. Et là, il y en avait vingt et un, avec des serres gainées de métal et des becs deux fois plus gros qu’une tête humaine…

Elle n’eut aucun mal à se retenir de leur sauter au coup au nom de la fraternité.

— Je suppose que c’est à nous de prendre les choses en main, dit Ventnoir.

Elspeth et Gwena sur les talons, il avança jusqu’à être à une distance raisonnable pour parler avec le chef.

— Au nom de l’Alliance, bienvenue à Shonar, capitale du chef Tremane d’Hardorn, dit-il en kaled’a’in. Je suis Ventnoir k’Sheyna, représentant des Clans des Tayledras des Pélagirs, des Shin’a’in des Plaines de Dhorisha et des Kaled’a’in de la Vallée k’Leshya et de Griffon Blanc.

« Voilà Elspeth, fille de Selenay, dirigeante de Valdemar, et son Compagnon Gwena. Elles représentent les peuples de Valdemar, de Rethwellan et de Karse.

« Derrière moi se tiennent le chef Tremane, d’Hardorn, et ses conseillers.

Elspeth ne comprenait pas assez bien le kaled’a’in pour suivre tout ce que disait Ventnoir, mais elle savait que cette langue n’avait pas de mot pour « roi ». Les plus proches, « chef » et « dirigeant », ne donnaient aucune indication de la taille du territoire. Les trois peuples de Ventnoir empruntaient généralement le terme local. Mais il n’avait pas osé, dans ce cas précis, car les griffons ignoraient sans doute tout des titres hardorniens.

Le chef écouta attentivement. Il attendit un instant, après que Ventnoir eut fini son discours, au cas où il aurait souhaité ajouter quelque chose.

Ventnoir s’inclinant, il ouvrit le bec et répondit en prononçant soigneusement chaque mot. Mais ils appartenaient à une forme de kaled’a’in si différente de celle qu’Elspeth connaissait qu’elle ne comprit rien.

Ce fut au tour de Ventnoir d’écouter attentivement.

Elle ne voulut pas le déranger en lui parlant par la pensée.

Je suppose que tu ne reçois rien ? demanda-t-elle à Gwena, alors que Ventnoir se lançait dans une réponse dont elle ne comprit pas la moitié des mots – et encore, pas en séquence. Elle supposa qu’il affinait son premier discours pour indiquer au griffon à qui il devait s’adresser.

Rien. Ils sont protégés par de puissants boucliers, répondit le Compagnon. Un Empathe nous serait utile, même si je doute qu’ils émettent quoi que ce soit, à part une certaine anxiété.

Dans la réponse du griffon, Elspeth entendit le mot « hardorniens », et vit Ventnoir s’éclairer.

— Ce serait effectivement plus simple si vous parliez l’hardornien, dit-il dans cette langue. Je crains que le temps n’ait séparé le langage que vous pratiquez de celui qu’on m’a appris.

— Un temps très long, jeune Frère du Faucon, répondit le griffon, amusé. Je m’appelle Tashiketh pral Skylshaen, ambassadeur d’Iftel à la cour du roi Tremane, qui a été choisi par la terre selon l’ancienne coutume. (Il désigna ses compagnons.) Voici mon groupe. Ce sont les représentants des vingt hrradurr d’Iftel, courageux et dignes de cet honneur, qui ont gagné le droit de voler avec moi aux bahathyrrr.

Les hrradurr devaient être les régions d’Iftel, mais Elspeth ignorait ce qu’étaient les bahathyrrr. Elle fit un geste dans son dos, espérant que Tremane comprendrait et viendrait se présenter. Mais il avançait déjà, ayant entendu le griffon parler hardornien.

Il marchait avec la grâce acquise dès l’enfance par les personnes de haute naissance. Dès qu’il eut rejoint Ventnoir, il salua Tashiketh de la tête. Le griffon s’inclina, puis sortit de son sac des documents soigneusement plies et les tendit à Ventnoir, qui les donna à Tremane.

— Iftel envoie ses salutations au nouveau roi d’Hardorn, Tremane, autrefois de la Maison Impériale, dit le griffon dans son hardornien à l’accent étrange. Nous avons été envoyés par l’Assemblée des Peuples de Celui Qui A Érigé La Barrière afin de vous présenter ses salutations et pour vous offrir notre aide. Nous sommes autorisés à vous assister de toutes les manières nécessaires.

Elspeth devina ce qui traversa la tête de Tremane, même s’il n’en laissa rien paraître quand il remercia gravement l’ambassadeur de son offre.

Il ne peut pas prendre ce discours au sérieux. À Iftel, c’est sans doute une formule de politesse.

C’était logique. Aussi bienvenue que puisse être une troupe de griffons, comment pouvait-on attendre d’une délégation diplomatique qu’elle agisse en un sens qui ne profiterait pas à son pays ?

Il n’y avait pas de raison de penser que Tremane avait reçu une proposition d’assistance illimitée. Évidemment, il pourrait leur demander de remplir une mission trop dangereuse pour ses hommes, mais s’il leur arrivait malheur, il devrait en affronter les conséquences. Il était illogique de croire qu’Iftel exposerait volontairement ses ambassadeurs au danger.

Notre escorte, Ventnoir et moi sommes prêts à risquer nos vies – et nous le faisons. Parce que nous sommes plus que de simples ambassadeurs : nous représentons l’Alliance et agissons comme des alliés d’Hardorn. En un sens, nous sommes une petite unité militaire…

La seconde idée qui dut traverser l’esprit de Tremane, alors qu’il étudiait le demi-cercle de vingt et un énormes griffons fut sûrement : où les loger ?

Pas dans les écuries, ni dans une caserne, c’était évident. Les écuries n’étaient pas dignes d’ambassadeurs, même si Gwena et Brytha s’en accommodaient, et les casernes, dépourvues de fenêtres, rendraient claustrophobes ces créatures du ciel.

Elspeth étudia les griffons, estima leur taille et leurs besoins, et conclut qu’ils seraient très bien dans le Grand Hall – à condition que cette immense salle puisse être rendue habitable. Il y avait bien les plus hautes pièces des tours du manoir qui accueilleraient aisément quatre ou cinq griffons, mais consentiraient-ils à être séparés ? Si oui, ils pourraient circuler librement par les trappes du plafond. Heureusement, grâce aux départs de beaucoup de soldats – certains employés impériaux logeant désormais en ville – le problème de place était résolu. Il y en aurait donc pour les griffons, au moins temporairement. Mais d’après le discours de Tashiketh, ils composaient une délégation permanente. Du coup, il faudrait les loger décemment.

Tremane leur fit un discours de bienvenue tout en réfléchissant à la question.

Il reste des bâtiments à l’abandon dans Shonar. Les griffons accepteraient-ils d’avoir leur « ambassade » en ville ?

Dans ce cas, qui emploieraient-ils pour les servir ? Seuls, beaucoup de choses leur étaient impossibles. Allumer un feu, par exemple, car avoir des serres ne facilitait pas l’utilisation des tisons et leurs plumes étaient hautement inflammables. Les griffons de k’ieshya avaient des soigneurs, les trondi’irn, pour s’occuper de leur confort et de leur santé. Officiellement, Treyvan et Hydona s’étaient passés de leur assistance pendant des années, mais les hertasis de k’Sheyna les avaient servis officieusement. Comment feraient ces griffons-là ? Se doutaient-ils que les Hardorniens n’étaient pas prêts à les recevoir ?

Finalement, Tremane fut à court de politesse et Tashiketh aussi. Ils restèrent debout l’un en face de l’autre et se regardèrent longuement.

Puis le roi brisa le silence.

— Je vous avoue que mon peuple et moi ne sommes pas préparés à recevoir une délégation non-humaine, dit-il, cédant à un de ses accès de franchise « non impériale » – de plus en plus fréquents. Nous avons été pris de court quand l’Alliance nous a envoyé deux ambassadeurs non humains, le Compagnon Gwena, qui se tient devant vous, et le dyheli Brytha, qui espère vous rencontrer un peu plus tard. Nous n’étions pas préparés à les accueillir, mais ils ont été assez généreux pour accepter de loger dans une écurie.

Gwena baissa la tête, acceptant gracieusement le compliment. Tashiketh la regarda, non sans curiosité, puis son attention se riva de nouveau sur Tremane.

— Pour être honnête, ambassadeur Tashiketh, j’ignore ce que nous allons pouvoir faire pour votre confort et celui de votre escorte. Je vois trois possibilités, et aucune n’est idéale. En haut de chaque tour se trouve une salle. Alors, si vous acceptez de vous répartir par groupe de quatre ou cinq… (Voyant le griffon secouer la tête, Tremane continua :) Je peux aussi vous proposer le Grand Hall, ou de loger dans la cité…

— Ayant toujours eu l’intention d’installer une ambassade permanente, coupa Tashiketh, nous avons de quoi louer un bâtiment et engager du personnel. Nous savons que vous n’avez pas beaucoup de ressources. Par conséquent, si vous pouviez nous loger le temps que nous ayons trouvé et aménagé notre ambassade, ce serait parfait.

Pour autant que Tremane fût soulagé, il était trop bien élevé pour le montrer.

— Nous serons heureux de vous loger dans le Grand Hall aussi longtemps que nécessaire, répondit-il.

Du coin de l’œil, Elspeth vit le sénéchal sortir des rangs et courir vers l’entrée la plus proche pour faire préparer le Grand Hall. Elle réprima un sourire. Un des avantages d’avoir d’anciens militaires comme assistants : au lieu de prétendre qu’une chose était infaisable, ils s’empressaient de la réaliser.

— Vous seriez très aimable d’envoyer un message à un des responsables de la cité, afin que nous puissions nous installer aussi vite que possible, demanda Tashiketh. (Elspeth surprit une lueur amusée dans son regard quand il ajouta :) En attendant, connaissez-vous quelqu’un qui nous ferait faire un petit tour des lieux ? C’est la première fois que je vois une cité entièrement humaine, et les différences sont repérables de loin.

Elspeth faillit s’étrangler de surprise. C’était un geste de pure courtoisie destiné à laisser le temps aux serviteurs de Tremane de préparer le Grand Hall ! Tashiketh et ses compagnons devaient être épuisés et affamés. Pour demander à jouer les touristes dans ces conditions, il devait être un diplomate né.

Porte-toi volontaire pour lui faire visiter le manoir, dit-elle à Ventnoir. Pendant ce temps, je conseillerai les hommes de Tremane sur les besoins et les habitudes alimentaires des griffons.

Ventnoir obéit. Très vite, la délégation d’Iftel et le comité d’accueil se séparèrent en trois groupes, l’un composé d’humains, l’autre d’humains et de griffons et le troisième de griffons. Ventnoir et Tashiketh, plus une escorte composée de gardes valdemariens amusés et de deux griffons solennels, partirent faire le tour du propriétaire. Les autres griffons s’installèrent dans la cour pour attendre le retour de leur chef.

Gwena retourna seule dans son écurie.

Elspeth accompagna Tremane et ses hommes, afin de les aider.

Peu après, le Grand Hall fut débarrassé de tous les ornements du pouvoir hardornien et transformé en quartiers temporaires pour vingt et un griffons. Cela s’avéra plus facile que prévu. Se rappelant ce que Treyvan et Hydona avaient fait, Elspeth étudia les listes de matériel avec l’intendant, jusqu’à ce qu’ils trouvent le nécessaire pour assurer le confort des ambassadeurs. Elle enrôla une escouade de combattants musclés pour sortir le mobilier. Quand ce fut fait, ils accrochèrent des tentures pour isoler les murs et étalèrent des tapis colorés sur le sol. Puis ils rassemblèrent des matelas, des couvertures et des oreillers pour obtenir des « nids » satisfaisants. Vingt couches furent alignées le long des murs, la vingt et unième étant posée sur l’estrade. Ils l’entourèrent de rideaux, pour donner l’impression qu’il s’agissait d’une chambre individuelle. Si Tashiketh le voulait, il pourrait les laisser ouverts.

On apporta de grosses marmites remplies d’eau claire, et Elspeth fit ajouter des bols profonds, au cas où les griffons préféreraient ne pas plonger leurs becs dans les gros récipients. Puis elle conseilla le cuisinier sur les viandes et les poissons que consommaient leurs invités.

Quand ils eurent terminé, la pièce avait un aspect étrange, mais pas miteux. Les tentures, les tapis et même les nids formaient une étrange harmonie. On se serait cru à l’intérieur d’une tente luxueuse.

Nous sommes prêts, annonça Elspeth à Ventnoir alors que les derniers charpentiers sortaient avec leurs échelles, les aides cuisiniers entrant avec des quartiers de bœuf et des paniers de poissons.

Parfait, parce que je suis à court de choses à leur montrer, et je doute qu’ils manifestent de l’intérêt pour les latrines, répondit-il, amusé.

Elspeth comprit que Tashiketh était de bonne compagnie. Elle sortit pour aller expliquer au roi les ordres qu’elle avait si cavalièrement donnés en son absence. Mais quelqu’un avait déjà prévenu Tremane, car il la retrouva devant la porte, son escorte et celle de la jeune femme sur les talons.

Le roi étudia les transformations apportées au Grand Hall, un peu surpris et immensément soulagé.

— Soyez bénie, Héraut Elspeth ! dit-il. J’aurais sans doute demandé à mes charpentiers de construire d’immenses cages ou des perchoirs. Ça n’aurait pas été un drame, mais nous aurions perdu du temps pendant que Tashiketh nous aurait expliqué de quoi ils avaient vraiment besoin. Auront-ils assez chaud ? Cette salle est réputée pour ses courants d’air.

— Leurs plumes les protègent du froid, sinon des températures extrêmes. Les tentures devraient empêcher les courants d’air de passer, et ils peuvent s’enrouler dans des couvertures. Faites apporter des braseros et ce sera parfait. Ils auront besoin d’un de vos Guérisseurs – un homme bon et courageux, qui les considérera comme un défi – et de quatre serviteurs pour s’occuper des feux et des courses.

— Un Guérisseur ? s’étonna le roi. Pourquoi ? Ils m’ont l’air en parfaite santé.

— Les griffons ont des forces et des faiblesses particulières, expliqua Elspeth. Ceux que je connais sont assistés par des spécialistes. La personne qui s’en approche le plus est un Guérisseur et je pense que Tashiketh pourra lui dire de quoi ils ont besoin. (Elle toussota, dissimulant son expression derrière sa main.) Le plus difficile sera de trouver un Guérisseur et des serviteurs qui accepteront de s’occuper de « monstres ».

Ce fut au tour de Tremane d’avoir un sourire entendu.

— Pas si difficile que vous pourriez le penser, Elspeth de Valdemar, dit-il. Les Impériaux sont moins timorés que ça !

Et il avait raison. Tremane ne trouva pas un mais deux Guérisseurs désireux de s’occuper des griffons, et il n’eut aucun mal à obtenir des volontaires parmi les serviteurs. Dès que Tashiketh et ses compagnons se furent installés et eurent dîné, un de leurs Guérisseurs et les serviteurs arrivèrent.

Tashiketh n’avait pas caché sa surprise en voyant leurs quartiers – idéaux aux yeux de personnes averties –, et en manifesta davantage devant la qualité de l’hospitalité. Il renvoya le « trondi’irn » et trois serviteurs. Pour le moment, expliqua-t-il, les griffons rêvaient simplement d’une bonne nuit de sommeil. Au quatrième domestique, il demanda de s’occuper des feux, ce qu’il fit aussitôt. Ses trois camarades s’installèrent dans une alcôve du couloir et se mirent à jouer aux dés.

— Vont-ils vraiment dormir ? demanda Tremane à Ventnoir, alors que le roi et son entourage sortaient pour laisser les griffons tranquilles.

— Probablement, répondit le Tayledras. N’oubliez pas qu’ils sont venus par la voie des airs, et qu’ils ont dû voler vite. À en juger par ce qu’ils ont mangé, ils dormiront jusqu’à demain matin.

Tremane passa la main sur son crâne dégarni. À cet instant, il n’avait vraiment pas l’air d’un roi.

— Après l’éveil de mon sens de la terre, je croyais que plus rien ne pourrait me surprendre, dit-il. Mais ça… Ils sont énormes et ils ne ressemblent à rien que je connaisse. Que dois-je faire ? Comment les traiter ?

— Vous continuerez de dîner avec Elspeth et moi, et vous les traiterez comme n’importe quels ambassadeurs, conseilla Ventnoir. Oui, il s’agit d’un grand honneur. C’est la première fois qu’Iftel envoie des représentants non humains. Et ce n’est sans doute pas plus facile pour eux que pour vous. Vous n’êtes pas habitué à voir des griffons jouer les ambassadeurs, et ils n’ont pas l’habitude d’en être.

Tremane le regarda bizarrement, puis éclata de rire.

Et si son rire était un peu hystérique, qui pouvait lui en vouloir ?

Les soldats de Tremane allaient et venaient dans la neige, traînant des paquets, préparant les traîneaux et les attelages ou portant des armes et des sacs. Ventnoir guidait Tashiketh et ses gardes du corps à travers la foule, s’arrêtant parfois pour laisser passer un homme plus pressé que lui.

— Pourquoi cette excitation ? demanda le griffon.

— J’allais vous l’expliquer, répondit Ventnoir avant de contourner adroitement un soldat chargé d’une brassée de lances. Hier soir, nous avons reçu un message inattendu et déplaisant.

— Ah ! Voilà que je regrette d’avoir si vite quitté le manoir, fit Tashiketh.

Deux jours après leur arrivée, les griffons avaient emménagé dans une ancienne auberge, non loin du manoir. À la vue des pièces d’or octogonales que le trésorier du roi lui avait offertes de la part des ambassadeurs d’Iftel, le propriétaire la leur avait vendue avec joie. Ils avaient choisi ce bâtiment parce qu’il comportait de grandes chambres, au premier, toutes pourvues d’un balcon. Plusieurs employés avaient accepté de rester pour servir ces maîtres peu exigeants.

Désormais, Tashiketh et ses deux gardes faisaient quotidiennement le trajet entre leur ambassade et le manoir, afin de prendre part au Conseil et à la cour. Ils montraient un grand intérêt pour tout ce que faisait Tremane, mais n’intervenaient pas dans les affaires d’Hardorn et ne se permettaient pas de donner leur avis sans y être invités. Selon Ventnoir, ils agissaient exactement comme Treyvan et Hydona quand ils étaient arrivés dans la Vallée k’sheyna.

L’agitation avait commencé aux alentours de minuit, alors que les griffons s’étaient déjà retirés. Ceux que connaissait Ventnoir n’étaient pas nécessairement des créatures diurnes, mais Tashiketh et son groupe n’avaient pas été formés depuis l’enfance à être des explorateurs. Dépaysés et soucieux de bien faire leur devoir, ils préféraient rentrer dès la nuit tombée plutôt que de veiller tard.

Quand un messager était venu tambouriner à la porte du manoir pour annoncer à Tremane qu’un de ses vassaux était attaqué par son voisin, les griffons dormaient déjà. Dans l’excitation du moment, personne n’avait pensé à les prévenir. Quand Tremane s’était souvenu d’eux, il était l’heure pour Ventnoir d’aller retrouver Tashiketh à la porte et de l’escorter.

Des humains en ayant simplement attaqué d’autres, le sens de la terre n’avait pas alerté Tremane. Ils avaient passé une partie de la nuit à organiser une défense. À l’aube, les soldats s’apprêtaient à partir.

Ventnoir, qui retrouvait le griffon au même endroit tous les matins lui expliqua la situation. Tashiketh s’arrêta net et le regarda, perplexe.

— Mais il sera difficile de combattre en cette saison, non ? demanda-t-il. Et les tempêtes magiques pourraient reprendre d’un jour à l’autre, ajoutant à la difficulté…

Le Frère du Faucon acquiesça.

— Oui, mais si le roi Tremane ne vient pas en aide à son vassal, tous les bandits qui se croient plus forts que lui penseront pouvoir agir en toute impunité.

— Pourquoi Tremane ne nous a-t-il pas chargés de cette mission ? demanda Tashiketh, à la fois surpris et blessé. Ne lui avons-nous pas offert notre assistance ? Ses ennemis seraient terrorisés en voyant un vol de griffons fondre sur eux. Ses hommes l’étaient quand nous sommes arrivés – alors imaginez la réaction de ses ennemis ?

Ce fut au tour de Ventnoir de s’arrêter et de regarder Tashiketh avec des yeux ronds.

— Mais vous êtes des ambassadeurs !

— Nous sommes des alliés, répondit le griffon. Tout comme vous… Je ne suis pas seulement un diplomate, mais le chef d’une force dont les membres se sont entraînés ensemble. Ne serait-il pas préférable de régler le problème avec une petite unité, plutôt qu’attendre et l’affronter avec une armée ? De plus, nous nous ennuyons. Prouver notre valeur de guerriers serait une bonne chose. C’est pour ça que nous avons été créés, que nous sommes nés et que nous nous entraînons.

— Je croyais qu’il n’y avait pas de combat à Iftel ! s’écria Ventnoir. Que votre Barrière empêchait les conflits !

— Nous ne faisons pas la guerre aux autres nations – et nous ne leur permettons pas de nous attaquer – mais nous sommes pourtant prêts à combattre. Je ne peux pas vous dire depuis combien de temps nous nous préparons… (Il secoua la tête.) Toute ma vie. Et celle de mon père. Et celle de son père avant lui. Et ainsi de suite… Nous nous sommes toujours entraînés et mesurés les uns aux autres. Et nous continuerons ainsi jusqu’à ce que nous devions combattre.

Soudain, ses plumes se hérissèrent et il démarra si vite qu’il laissa Ventnoir sur place.

— Venez ! cria-t-il. Allons voir le roi pour lui expliquer ça !

Comme Ventnoir le savait déjà, les griffons pouvaient se déplacer très rapidement sur la terre ferme. Laissé en plan par Tashiketh et ses deux compagnons, qui couraient s’offrir en sacrifice sur l’autel de Tremane, il eut très peur que celui-ci saute sur l’occasion.

Quand il atteignit la Salle du Conseil, il découvrit que Tremane, s’il avait accepté l’offre, avait émis certaines conditions… et des réserves.

— Dites aux hommes d’attendre, ordonnait-il, alors que le Frère du Faucon entrait. Je vais essayer le plan de Tashiketh. (Il se tourna vers le griffon.) Mais vous obéirez aux ordres de votre commandant, autrement dit aux miens. Vous vous préparerez comme je vous le dirai et ne discuterez pas mes conditions.

Ventnoir n’en croyait pas ses yeux. Tashiketh et son escorte étaient si excités qu’ils sortaient et rétractaient leurs serres, laissant de profonds sillons dans le plancher – les serviteurs de Tremane en auraient une crise d’apoplexie ! Où étaient donc passés les étranges ambassadeurs d’une culture encore plus étrange ? Ces griffons étaient des guerriers et il se demanda comment ils avaient pu dissimuler leur vraie nature sous une façade sereine.

— Si vous êtes déterminés à effectuer un vol punitif contre ces gens, nous devrons prendre les précautions nécessaires, ajouta sévèrement Tremane.

Ventnoir s’étonna également des changements survenus chez le roi. Sans la moindre hésitation ni incertitude. Tremane était redevenu un commandant impérial pour qui la guerre n’avait pas de secret. L’homme de la conquête d’Hardorn…

— Vous avez le temps de consulter les cartes de la région et de parler avec les citoyens de Shonar qui ont de la famille là-bas. Vous verrez également mon armurier, afin qu’il vous équipe d’un plastron et d’un casque. (Tashiketh ouvrit le bec pour protester, mais le roi ne lui en laissa pas l’occasion.) Pas un mot ! Je suis votre commandant et j’ai affronté ces gens. Pas vous ! C’est donc moi qui décide les conditions du combat. Je ne vous dicterai pas votre tactique, mais je m’assurerai de votre sécurité !

Tremane semblait si sévère que Ventnoir redouta un instant de voir Tashiketh en prendre ombrage. Mais un des griffons de l’escorte marmonna quelque chose, et son chef éclata de rire.

— Qu’a-t-il dit ? demanda Tremane.

— « Comme il est surprenant de trouver, après tous ces siècles, un commandant plus désireux d’économiser notre sang que de le verser ». Il a raison. (Tashiketh baissa la tête.) Nous suivrons les ordres d’un chef qui protège ses troupes. Je vais envoyer Shyrestral chercher les autres. Nous étudierons vos cartes et vos plans au lieu d’improviser sur place.

Peu après – si peu que Ventnoir en fut étonné – les griffons se rassemblèrent dans la cour pour mettre au point un plan. On trouva un homme qui connaissait un peu la région et qui la décrivit aux combattants. Très vite, ceux-ci le bombardèrent de questions précises.

Quand les « ambassadeurs » se préparèrent à prendre leur envol, Ventnoir et les autres les regardèrent avec un mélange de peur et d’espoir. Les griffons étaient confiants et d’excellente humeur : on les aurait crus partis pour un vol de routine.

Mais leur comportement avait appris à Ventnoir que leurs instincts de chasseurs et de prédateurs étaient redoutables. Même immobiles, ils avaient tous les sens en alerte, la tête droite et le regard perçant. Et quand ils bougeaient, c’était avec une rapidité et une assurance aussi gracieuse et mortelle que la danse du guerrier et de l’épée. Ils ne sentaient pas la neige sous leurs serres, et pas davantage la bise. Leurs yeux tournés vers le ciel bleu, ils étaient impatients de se mettre en route. Quand ils s’élancèrent, ils saisirent le vent frémissant entre leurs serres et le domptèrent.

— Vous êtes sûr qu’ils ont une chance ? demanda Tremane, alors que le ciel les engloutissait. Je n’arrête pas de me dire que je les envoie à la mort.

 – À l’origine, les griffons ont été créés pour combattre, répondit Ventnoir. C’est dans leur sang, et deux millénaires n’y ont rien changé.

— Ce sont peut-être des combattants nés, mais sont-ils bien entraînés ? Je sais ce que valent mes hommes… mais ces griffons ? C’est vrai, leurs adversaires ne sont pas aussi bien armés qu’eux, mais il suffit d’une flèche bien placée pour tuer. Et vous m’avez dit qu’Iftel n’a jamais connu la guerre de mémoire de Valdemariens. Comment peuvent-ils être prêts ? Sûrement…

— Pardonnez-moi de vous interrompre, mais Tashiketh vous a-t-il dit comment ses compagnons et lui ont été choisis ?

Le roi secoua la tête.

— C’est bien ce que je pensais. Rentrons, il fait plus chaud à l’intérieur, proposa Ventnoir, qui frissonna et tapa des pieds sur le sol pour se réchauffer. Je crois pouvoir vous surprendre.

Ils se retirèrent dans le bureau de Tremane, avec plusieurs de ses conseillers qui avaient entendu les propos du Frère du Faucon. Les griffons avaient éveillé l’intérêt de nombreux Impériaux et Hardorniens. Ventnoir accepta de bonne grâce de satisfaire leur curiosité. Ils étaient un peu serrés, mais le roi ne demanda à personne de sortir.

— J’ai réussi à apprendre certaines choses sur Iftel, en tout cas sur les griffons. Ce n’est pas le paradis paisible que nous avons imaginé.

— Vraiment ? fit Elspeth. Pourtant, les Ifteliens ont refusé que la Guilde des Mercenaires s’installe chez eux !

— Je ne sais rien de leurs origines, mais d’après histoire des Tayledras et certaines informations kaled’a’in, je crois pouvoir faire quelques suppositions. Soit Tashiketh ignore la réponse, soit il a ordre de prétendre ne pas la connaître. Donc, tout ça est une pure spéculation…

Tremane eut une petite toux dédaigneuse.

— Parfois, Ventnoir, cette propension à vous couvrir de tous côtés est prodigieusement agaçante. Parlez ! Et cessez de dire que c’est seulement votre opinion.

Ventnoir sourit, pas le moins du monde offensé.

— Certainement. Je crois que les habitants d’Iftel descendent d’une partie des forces du Mage du Silence, coupées du reste de l’armée au moment de la débâcle. La plupart des bataillons avaient des groupes de griffons. Puisque les femelles combattaient au côté des mâles – le plus souvent leurs compagnons – ils se reproduisirent sans problème.

— Vous voulez di-dire que certains de ces griffons sont des femelles ? bredouilla un des conseillers.

— Vous n’avez pas regardé entre leurs pattes de derrière, hein ? Oui, certains sont des femelles. Probablement la moitié. Les mâles s’occupent autant des petits qu’elles, puisqu’ils les nourrissent à la manière des bébés faucons. (Il leva un sourcil devant l’expression surprise du conseiller.) Oh, je vous en prie… vous ne pensiez pas, avec de tels becs qu’ils tétaient du lait ? Je ne voudrais pas voir ça…

Le conseiller tressaillit et Tremane grimaça.

— Quant à l’idée préconçue que les femmes font de piètres combattantes, si j’étais vous, je ne dirais jamais ça devant le Héraut Kerowyn, capitaine des Eclairs, ajouta Elspeth. Elle serait capable de vous inviter à affronter quelques-unes de ses guerrières – ou pire, elle-même.

Le conseiller regarda Elspeth et s’avisa soudain qu’elle était très musclée et avait des cals sur les mains. Voilà qui ne collait pas avec l’image d’une princesse choyée et surprotégée.

— Assez parlé de biologie ! lâcha Ventnoir. Je présume qu’ils faisaient partie des forces d’Urtho, parce que les griffons étaient ses créations. L’histoire des Kaled’a’in nous apprend que certains de ses combattants furent coupés des autres – ils savaient ce qui se passerait quand l’ennemi envahirait la dernière place forte. Je suppose qu’ils ouvrirent des Portails et essayèrent de fuir le plus loin possible. Ils réussirent, et se retrouvèrent en territoire hostile. Puis il y eut le Cataclysme, et les tempêtes commencèrent.

« A un moment, quelqu’un ou quelque chose érigea la barrière. Tashiketh n’est pas très bavard à ce sujet-là non plus. Le problème, quand on construit un mur autour de soi, c’est qu’il vous emprisonne autant qu’il empêche les intrus d’entrer. Alors, pour ne pas perdre leurs aptitudes, les Peuples d’Iftel organisèrent leurs propres combats.

— Ils les organisèrent ? Comment ?

Ventnoir soupira, car ses sentiments étaient mitigés au sujet de ce qu’il avait appris. Il comprenait la raison et sympathisait avec les Peuples d’Iftel, mais il n’était pas ravi de ce qu’ils avaient choisi de faire.

— Des jeux… Mais où le sang coule. Si Tashiketh dit vrai, personne n’est contraint d’y participer. Cela précisé, aux niveaux les plus élevés de la compétition, il est courant d’être gravement blessé, voire tué. Des jeux de guerre, en somme. Selon Tashiketh, dans sa région il y a toujours plusieurs morts au cours des tournois. C’est comme ça que son groupe a été créé. Avec des armes émoussées mais pas inoffensives, chacun de ces griffons a vaincu les adversaires qui l’attaquaient.

Tremane cligna des yeux.

— Oh, fit-il, pensif. Intéressant. Ils ne sont donc pas inexpérimentés.

— Ce n’est pas tout, continua Ventnoir. Chacun de ces « gagnants » a dû participer à des tournois intellectuels. J’ignore en quoi ils consistent. Mais je suppose qu’il s’agit de tests de mémoire et de questions de logique. Tashiketh en est sorti vainqueur. Si la délégation est entièrement composée de griffons, c’est parce qu’ils étaient les seuls à pouvoir arriver à destination avant le début des tempêtes. Voilà, vous savez désormais ce que j’ai appris et ce que j’en ai pensé.

Tremane et les autres semblèrent étonnés que les postes d’ambassadeur soient attribués au terme d’une série de tournois mortels. Ventnoir estimait que c’était une manière plus juste que certaines méthodes employées par des pays dits « civilisés ». Choisir quelqu’un parce qu’on lui doit une faveur, ou préférer un membre d’une famille influente, ou pire encore, nommer la personne capable de payer le plus…

Tout ça conduisait au désastre.

Et si la plupart des ambassadeurs n’avaient pas à participer à des jeux de guerre, ils n’étaient pas non plus autorisés à se mêler aux conflits de leurs alliés. Ventnoir aurait simplement souhaité que les tournois soient moins durs.

— Êtes-vous confiant en leurs capacités ? demanda Tremane.

— Je connais mes griffons, et je sais que ceux-là sont bien entraînés. Je sais aussi qu’ils ne sont pas stupides. Ils ne se seraient pas empressés de se porter volontaires s’ils avaient pensé que vos adversaires maîtrisaient la magie.

— Ah ! s’exclama le roi. Je vois… Ils ne comptent pas se mettre à portée d’une arme ordinaire.

— Probablement pas. Ils peuvent rester hors d’atteinte des flèches et lâcher des objets sur l’ennemi. (Un autre conseiller rit doucement.) Ou des lances, ou des pots de feu…

— Ou d’autres choses qui posent un problème quand elles passent à travers un toit, coupa Elspeth. Mais s’ils vous avaient révélé leurs intentions, ils n’auraient pas paru si héroïques.

— Alors, nous leur laisserons penser que nous les croyons partis à la bataille serres contre épées, décida Tremane. S’ils choisissent de nous dévoiler leur tactique, nous louerons leur ruse. Sinon, nous les féliciterons de leur bravoure. Dans un cas comme dans l’autre, ils réussiront à prouver aux fauteurs de troubles que nous avons de formidables alliés. Ils accompliront leur mission, et c’est tout ce dont nous avons besoin. Une victoire sans effusion de sang me satisferait pleinement.

— J’ai pris la liberté de faire préparer un festin à base de gibier pour leur retour, Sire, dit le sénéchal. Je craignais, si nous attendions trop, que la viande n’ait pas le temps de se décongeler.

Tremane acquiesça distraitement. Craignant toujours d’avoir pris une décision aux répercussions catastrophiques, le pauvre garçon soupira de soulagement. Dans ce cas précis, un festin risquait de provoquer plus tard une pénurie. Ayant visité les entrepôts de viandes, Ventnoir en doutait, mais c’était une possibilité. Ou peut-être un peu plus, si ce que Treyvan et Hydona pouvaient engloutir était une indication.

Maintenant que Tremane avait approuvé son initiative, le jeune sénéchal avait l’esprit tranquille.

Treyvan, Hydona et leurs deux petits combattants emplumés me manquent. J’aimerais jouer avec les petits, sentir Hydona ébouriffer mes cheveux avec son bec et voir Vree fondre sur la crête de Treyvan. Leurs voix graves, leur affection et leurs conseils me seraient si précieux.

— Maintenant, messires, et mes dames, dit Tremane, réfléchissons à ce que nous ferons si nos alliés échouent.

— C’est peu probable, affirma Ventnoir. Un seul griffon, à moitié assoupi, peut vaincre une escouade humaine sans plus d’effort qu’il ne lui en faut pour se lisser les plumes. Et nous parlons d’une troupe de vingt et un guerriers. (Plusieurs personnes sourirent, convaincues des aptitudes des griffons.) Mais vous avez raison. Nous devons nous préparer, en cas de victoire partielle.

Ils y passèrent le reste de la journée.

Alors que le soleil empourprait le ciel, à l’ouest, les vainqueurs revinrent à tire-d’aile, sans une égratignure. Entre ses serres de devant, Tashiketh portait la bannière du vaincu.

Des acclamations s’élevèrent quand les griffons se posèrent gracieusement dans la cour. Des cris de joie, mais aussi de soulagement – ce que les émissaires n’avaient pas besoin de savoir.

Ventnoir assurant qu’un griffon fatigué était un griffon affamé, les héros furent immédiatement conduits devant leur banquet. Tashiketh choisit cet instant pour présenter la reddition du chef des rebelles, qui avait promis de venir jurer allégeance au roi Tremane. Puis il révéla modestement le secret de leur victoire.

— Nous avons commencé par jeter des pierres à travers leurs toits, dit-il avec un rire cruel. Puis un seul pot de feu sur un bâtiment couvert de chaumes, avant de nous séparer en trois formations de sept et de décrire des cercles au-dessus d’eux. Après six passages, nous les avons menacés de continuer le bombardement. Ça a retenu leur attention, nous laissant le temps de leur dire que nous étions une simple avant-garde de l’armée ailée du roi Tremane. Et j’ai sous-entendu que nous n’étions pas du genre à attendre la caravane de ravitaillement. L’idée de centaines de griffons descendant du ciel pour faire de gros trous dans leurs toits, mettre le feu à leurs maisons et dévorer Dieu sait quoi les a paniques. Si l’idiot qui les commandait ne s’était pas immédiatement rendu, ils l’auraient tué et nous l’auraient servi sur un plateau.

Plusieurs conseillers rirent de bon cœur. Tremane lui-même sourit.

Ventnoir crut bon d’intervenir.

— Mieux vaut ne pas leur laisser croire que vous pourriez emporter leurs enfants pour les manger, dit-il à Tashiketh. Comment pourraient-ils se fier à un roi capable de laisser ses « monstres » se nourrir de leurs petits ?

— Ne vous inquiétez pas. Nous lorgnions seulement leurs troupeaux quand j’ai dit ça. Et j’ai ajouté que le mouton frais était un régal. N’ayant pas grand-chose à se mettre sous la dent, ils se sont rendus.

« Nous avons une règle : ne jamais laisser croire que nous mangeons des êtres pensants. Nous n’avions peut-être encore jamais fait ça pour de bon, mais nous avons de l’entraînement et des règles. »

— Bien. (Ventnoir se détendit assez pour rire tout bas.) J’aurais aimé voir leurs têtes quand vous leur avez dit que vous étiez l’avant-garde. Ils ne sauront jamais que vous bluffiez.

— Ce n’était pas seulement du bluff, fit Tashiketh. Il s’intéressa à sa nourriture, réalisant qu’il en avait trop dit.

Eh bien, eh bien ! pensa Ventnoir en continuant son repas, comme s’il n’avait rien remarqué. Iftel s’intéresse plus à Tremane que je ne l’avais pensé. Suffisamment pour lui offrir une aide militaire massive ? Il semblerait…

S’ils étaient prêts à lui fournir une armée, jusqu’où iraient-ils ? Lui livreraient-ils le secret de leur Barrière ?

Des deux, qu’est-ce qui serait le plus utile contre l’Ultime Tempête ?

— Vous n’auriez pas pu trouver mieux pour devenir les meilleurs amis de l’armée, dit Elspeth, alors qu’un rugissement montait de la foule.

Cinq subordonnés de Tashiketh grimpaient, rampaient, volaient, sautaient et se contorsionnaient sur un parcours d’obstacles. Il faisait si froid que la jeune femme avait les pieds gelés, bien qu’elle portât plusieurs paires de chaussettes. Mais ça n’empêchait pas les spectateurs d’être venus en nombre. Les anciens soldats impériaux avaient commencé par regarder, puis ils avaient acclamé les participants… Aujourd’hui ils pariaient sur eux. Sans doute le divertissement le plus excitant de tout le pays.

Il n’y en avait pas beaucoup à Shonar, malgré la présence du roi. Chaque fois que l’unique barde de la ville composait une nouvelle chanson, la taverne où il jouait faisait salle comble pendant des jours. Les soldats tentaient de s’occuper avec plus ou moins de succès. Un jeu de cartes était un véritable trésor…

Aujourd’hui, ils avaient une nouvelle distraction. Tashiketh, le meilleur de tous, n’y participait jamais, se contentant de faire parfois le parcours seul. Ainsi, le résultat des courses restait ouvert. Une situation parfaite pour prendre des paris – et entretenir l’intérêt des spectateurs.

— Baisserais-je dans votre estime si je vous avouais que nous faire apprécier était le but recherché ? demanda Tashiketh.

— Pas du tout, répondit Elspeth. Au contraire, je vous féliciterais de votre intelligence. J’ai une question, cependant : pourquoi ces courses d’obstacles ? Vous avez sans doute d’autres méthodes d’entraînement ?

— Parce que nous devons nous affronter… Notre hiérarchie se modifie en fonction des résultats, tout comme notre grade, et le rang de la région que nous représentons. À la fin de l’année, celle du gagnant se voit attribuer le plus de fonds publics.

Tremane arriva au moment où le griffon faisait cette surprenante confidence. Le roi était vêtu d’un manteau de soldat, le capuchon rabattu sur la tête pour se protéger du froid.

Le griffon ne parut pas remarquer sa présence, pourtant, au bout d’un moment, il s’adressa à lui.

— Roi d’Hardorn, je crois comprendre que vous êtes curieux au sujet de mon peuple. Je suis enfin autorisé à répondre à vos questions, car vous avez prouvé que vous êtes un allié digne d’entendre l’histoire de notre pays. (Tashiketh se tourna vers Tremane, qui eut l’air surpris.) Demandez-moi ce que vous voulez. Le temps des secrets est révolu.

Tremane avait des défauts, mais sûrement pas celui d’être lent à la détente.

— Ventnoir k’Sheyna pense que votre peuple descend d’une des armées d’un mage que servaient aussi les siens. Celui qu’on appelle Urtho. Est-ce vrai ?

Tashiketh éclata de rire – un grondement sourd qui venait du plus profond de sa poitrine.

— Oui. Tous nos peuples combattaient dans la Troisième Armée. Urtho avait pour habitude de laisser les gens d’une même région ensemble, au lieu de les éparpiller dans ses armées. Les humains de la Troisième vénéraient un dieu qui exigeait que tout individu doté de pouvoirs magiques entre à son service. Du coup, ils n’avaient pas de mages avec eux. Mais ils acceptaient de travailler avec ceux d’autres religions. Alors, un groupe de mages leur fut affecté. Et bien sûr, une aile de griffons, avec leur trondi’irn, une meute de kyrees, un clan de rathas, une bande de tyrills et un troupeau de dyhelis…

Des tyrills ? Des rathas ? Comment sont-ils arrivés dans cette histoire ?

— Ce sont les Peuples d’Iftel ? demanda Tremane.

— Qu’est-ce qu’un ratha ? demanda Ventnoir. Tashiketh ne fut pas perturbé par ce feu de questions.

— Oui, ce sont nos Peuples. Les rathas viennent du grand nord. Ils sont aux chats ce que les kyrees sont aux loups. Je crois que vous connaissez déjà les tyrills…

— Seulement à travers les légendes, souffla Ventnoir. Une des toutes dernières créations d’Urtho… Une race de hertasis plus grands. Selon ce que j’en sais, ils n’étaient pas nombreux.

— Mais ils se reproduisent avec un grand enthousiasme ! s’écria Tashiketh. (Derrière lui, des acclamations – et des grognements dépités – retentirent car un des participants avait réussi une cascade spectaculaire.) Ils ont appris en regardant les griffons, et maintenant ils sont très nombreux !

« Pour en revenir à nos affaires, la Troisième Armée, dont je porte aujourd’hui l’emblème, fut coupée de Ka’venusho au moment de la retraite. Ses soldats choisirent de gagner, par Portail, l’endroit le plus éloigné qu’ils connaissaient, espérant se mettre hors de portée des forces de Ma’ar et des destructions que provoquerait l’explosion de la Tour d’Urtho. Mais il y eut un problème.

— Pas assez de puissance ? avança Tremane.

— Aucun endroit n’était sûr ? demanda Elspeth.

— Pas d’Adepte ? hasarda Ventnoir.

— Un peu des trois, répondit l’ambassadeur. Leurs prêtres – des humains – étaient restés près de leurs fidèles pour les protéger. Le seul Adepte qu’ils avaient avec eux était considéré, à l’époque, comme un chamane barbare du grand nord. Ils durent donc aller à l’endroit le plus éloigné qu’il connaissait – les terres de ses ancêtres, et pas celles des griffons ou des autres, humains ou non humains. N’ayant pas le choix, ils se retrouvèrent au nord de ce qui est aujourd’hui Iftel. Ils avaient prévu d’attendre la fin des destructions, puis de retrouver les autres. Mais dès qu’ils furent de l’autre côté, une chose terrible arriva, bien pire que tout ce qu’ils avaient imaginé.

— Le Cataclysme, dit Ventnoir. La Tour d’Urtho et la forteresse de Ma’ar furent détruites en même temps, et cette double explosion libéra des forces terribles.

— Bien sûr, ils apprirent ce qui s’était passé beaucoup plus tard. Sur le coup, ils comprirent seulement qu’ils ne retrouveraient pas leurs amis, et que les humains de la Troisième ne rentreraient jamais chez eux. Pour couronner le tout, ils rencontrèrent les troupes de Ma’ar. (Tashiketh secoua la tête.) Ils durent penser que c’était la fin du monde : le mal avait gagné et s’apprêtait à les anéantir. Malmenés par les tempêtes magiques, prêts à succomber sous les coups d’une force supérieure à la leur, car ils avaient avec eux trop de blessés pour fuir, ils firent la seule chose possible. Les humains prièrent leur dieu, Vykaendys…

Ce nom fit à Ventnoir l’effet d’un coup de poing dans l’estomac.

— Qui ? s’étrangla-t-il, alors qu’Elspeth écarquillait les yeux.

— Vykaendys, répéta le griffon, le Soleil Sacré, de qui découle toute vie…

— Ambassadeur Tashiketh, coupa Elspeth, les humains de votre pays parlent-ils une autre langue que les griffons ?

— Leur langue sacrée est différente… Notre langage commun est un mélange de plusieurs idiomes. Le griffon ancien ressemble beaucoup au dialecte que vous avez utilisé le premier jour. Voulez-vous entendre quelque chose dans la Langue Sacrée de Vykaendys ?

— S’il vous plaît ! répondirent en chœur Elspeth et Ventnoir.

Tashiketh prononça quelques phrases. Ventnoir se tourna vers Elspeth, plus experte que lui, et la vit écarquiller les yeux.

— Je ne suis pas une linguiste, reconnut-elle, mais je dirais que c’est au karsite ce que la langue des griffons d’Iftel est au kaled’a’in.

Pas étonnant qu’Altra ait affirmé que la Barrière reconnaîtrait seulement Ulrich, Solaris, Karal ou lui-même ! Le dieu d’Iftel et celui de Karse ne font qu’un ! Une nouvelle qui va faire l’effet d’un Chat de Feu lâché au milieu de pigeons !

Gwena choisit cet instant pour faire un commentaire.

Comme c’est intéressant… Solaris l’ignore, mais Altra le savait. Je me demande pourquoi il ne lui a rien dit.

— Ils ont prié pour avoir sa protection, n’est-ce pas, demanda Elspeth. Et leur dieu a érigé la Frontière afin de tenir leurs ennemis à distance.

— Oui, c’est bien ce que fit Vykaendys en réponse à leurs prières. C’est lui qui a ordonné que nous passions la Frontière pour vous aider à résoudre la crise actuelle. Quand il a su qu’Hardorn avait de nouveau un roi hé à la terre, le dieu a préféré nous envoyer auprès de lui. Sinon, nous serions allés à Valdemar. Toutes les créatures doivent s’entraider pour survivre à l’Ultime Tempête. Mais Vykaendys est heureux de s’allier au royaume situé entre ceux qu’il gouverne.

— Bien sûr…, souffla Elspeth.

Je me demande ce que Solaris pensera de tout ça quand elle l’apprendra, ajouta-t-elle à l’intention de Ventnoir. Rétrospectivement, il est fascinant de voir comment les dieux ont répondu aux prières de leurs fidèles. La Déesse créa les Plaines de Dhorisha pour les Shin’a’in qui avaient décidé de renoncer à la magie, et accorda aux Tayledras le pouvoir de se protéger grâce à la leur pendant qu’ils guérissaient la terre. Le Dieu du Soleil créa une Barrière autour d’Iftel…

Ventnoir se demanda si le dieu avaient fait quelque chose de similaire pour protéger Karse du Cataclysme et de ses effets secondaires. Étant assez près de la source, les Karsites avaient dû avoir besoin de son aide.

Non, attends ! Les Prêtres du Soleil sont des mages. Peut-être l’équivalent des Tayledras. Vkandis leur a donné accès à un grand pouvoir pour se protéger, comme la Déesse l’a fait pour les Tayledras.

Le plus grand danger, après le Cataclysme, avait été les monstres créés par les tempêtes. Était-ce pour ça que les Prêtres du Soleil pouvaient invoquer des démons et les contrôler ? Une idée intrigante…

Ils n’avaient aucun moyen de le savoir avec certitude, et il ne pouvait pas poser la question à Karal. D’ailleurs, ce n’était peut-être pas une information autorisée. Mais Altra semblait connaître beaucoup de vérités non autorisées, et s’il était décidé à les partager avec des « infidèles »…

Nous pourrions en apprendre bien plus que nous ne l’avons jamais rêvé.

Elspeth avait poussé sa réflexion encore plus loin que Ventnoir. Pendant que Tremane demandait plus de détails à Tashiketh, elle conféra par la pensée avec Ventnoir et Gwena.

Quelles sont les chances de pouvoir impliquer un dieu dans cette situation ? demanda-t-elle. Vkandis, Kal’enel, ou les deux ? Leur pouvoir pourrait nous sauver…

Ou nous valoir plus d’ennuis qu’une tempête magique, même la plus puissante, l’avertit Ventnoir. Nous n’avons aucun moyen de le savoir.

Je peux demander à Florian de poser la question à Altra, proposa Gwena. Et peut-être aussi à An’desha.

Ventnoir secoua la tête.

Ne comptez pas trop sur l’aide d’un dieu. La Déesse n’aime pas se mêler des affaires des vivants, et Vkandis a sans doute les mêmes principes. Ils pourront peut-être nous aider quand le désastre aura frappé. Aujourd’hui, ils sont impuissants, parce que nous sommes en mesure de régler le problème, à condition de faire les bons choix, et qu’ils ne le feront pas pour nous.

Gwena approuva, mais la voix mentale d’Elspeth bouillait de frustration.

Comment faire les bons choix quand nous ignorons nos options ?

Si nous le savions, ce ne seraient plus des choix, mais des plans.

Ventnoir n’en voulut pas à sa compagne de réagir ainsi et il préféra ne pas lui dire que le « bon » choix, du point de vue d’un dieu, n’était peut-être pas d’empêcher un second Cataclysme. Les dieux avaient plus de « perspective » que les simples mortels. Ce qu’ils tenaient pour une bonne chose à long terme pouvait être terrible pour ceux qui la vivaient.

Je suis sûr que les fidèles du bon baron Valdemar, pendant leur premier hiver dans la nature, auraient souhaité qu’il pourrisse au fond de la Mer Salée, pensa Ventnoir. Et il devait être terrible pour les Hérauts Mages de l’époque de Vanyel de savoir qu’ils étaient les derniers. Pourtant, ces deux épreuves ont profité à Valdemar, à long terme.

Mais ce n’était pas le moment de le faire remarquer à Elspeth.

La seule option est de faire de notre mieux. Alors, même si les choses tournent mal, nous saurons que ce n’est pas faute d’avoir essayé.

Elspeth soupira.

Si tu n’avais pas toujours raison ! J’apprécie de pouvoir accuser le Destin et la Grande Injustice ! (Elle se redressa un peu.) Quoiqu’il arrive nous survivrons, et nous rebâtirons sur les ruines. Tous nos peuples semblent être doués pour ça.

Et nous le ferons ensemble, ashke.

Ventnoir ne put s’empêcher de penser au petit groupe perdu au milieu des Plaines de Dhorisha, dans les ruines de la Tour d’Urtho, et il frissonna. Quoi qu’il arrive, Elspeth, lui et tous ceux qui étaient ici survivraient sans doute.

Mais qu’en serait-il de ses amis ?

Alors qu’il recommençait à s’intéresser à la conversation, son estomac sembla lui remonter dans la gorge, ses yeux se voilèrent et il eut l’impression que le sol s’ouvrait sous ses pieds. Puis le monde redevint normal…

Les tempêtes magiques ! Leur puissance augmentait, commençant à submerger la contre-tempête. Elles n’étaient pas encore assez fortes pour causer de réels problèmes, mais c’était une question de temps.

Ventnoir venait de sentir les premiers signes de l’Ultime Tempête. Le délai qui les en séparait pouvait se mesurer en semaines. Leur survie était en jeu, et même s’ils s’en sortaient, une question demeurait : prospéreraient-ils ensuite ? Il y avait des centaines de variables à maîtriser et tout autant de décisions majeures à prendre. Ils devraient utiliser à bon escient leur pouvoir, résoudre des problèmes et comprendre en profondeur des connexions. Comme les fils d’une toile d’araignée, l’échec d’un seul pouvait faire écrouler l’ensemble…

Alors, tout serait perdu.

Au coeur des tempètes
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